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Une bascule vers l’Asie

Les données sont le liquide vital de l’économie numérique. La plupart des géants du Web se sont développés grâce à elles, et elles chamboulent les modèles d’affaires des entreprises dans tous les secteurs de l’activité humaine.

Jusqu’à présent, les États-Unis dominaient culturellement et économiquement cet espace, profitant d’être le pays où a été inventé Internet et où sont nés les principaux mastodontes du secteur. Cette suprématie est pourtant de plus en plus contestée, notamment par la Chine, qui a su créer des géants technologiques, protégés par sa grande muraille numérique, qui n’ont presque plus rien à envier à leurs homologues d’outre-Pacifique. L’empire du Milieu toise désormais la Silicon Valley et mise beaucoup sur les technologies d’intelligence artificielle, dont le développement repose justement sur la quantité des données à disposition.

Le poids d’internet dans le monde

Nombre d’utilisateurs, en millions

Source : Banque mondiale

Les conflits dans ce qu’il est désormais admis d’appeler le « cyberespace » ne sont pas seulement économiques et n’opposent pas uniquement – tant s’en faut – Washington à Pékin. En offrant une palette d’offensives variées (espionnage, destruction, propagande…) peu coûteuses, rarement suivies de ripostes, difficiles à attribuer et faciles à nier, Internet est devenu un miroir des tensions mondiales et un facteur de reconfiguration des relations internationales. Des Etats l’utilisent pour éteindre des centrales électriques, ralentir une usine d’enrichissement d’uranium ou se financer à peu de frais. On voit aussi se dessiner, avec la tentative d’ingérence russe dans l’élection américaine de 2016, l’émergence d’attaques hybrides, où l’information et la donnée elle-même sont instrumentalisées pour déstabiliser des sociétés entières.

Les milliards d’internautes et les outils sur lesquels reposent leurs vies numériques sont désormais forcés de côtoyer la puissance de feu des États, lorsqu’ils n’en sont pas les victimes, directes ou indirectes. Personne ne sait encore comment pacifier ce cyberespace en conflit larvé permanent, sans doute parce que personne ne veut se passer de ce qui est devenu un nouvel instrument de pouvoir.

Les États-Unis, contrôleurs du numérique européen

Les États-Unis dominent largement l’univers numérique. C’est dans ce pays qu’est né Internet, et c’est là que se trouvent les mastodontes du secteur, très gourmands en données personnelles. Même si celles-ci sont stockées sur des serveurs en Europe, les citoyens européens ont de facto mis leurs vies numériques entre les mains d’entreprises américaines.

C’est vrai pour les réseaux sociaux – le seul concurrent sérieux de Facebook en la matière, VKontakte, n’est populaire qu’en Russie et dans certains pays d’Europe de l’Est –, mais également pour la recherche et la vente en ligne, où Google et Amazon ont mis leurs rivaux à la peine. La prépondérance des géants américains est quasi totale dans le domaine de la publicité en ligne, où la croissance combinée de Google et Facebook dépasse la croissance globale du marché.

Part du trafic Internet restant dans l’Etat, en %

Nombre de pages Web mensuelles* visitées

*Estimées à partir des 25 sites les plus visités depuis les 28 Etats membres de l’UE, en juin 2014 (Alexa.com et Trafficestimate.com)

Ces calculs établis par la Chaire Castex de cyberstratégie (IHEDN), l’Inria et l’IFG (Université Paris-VIII) sont représentatifs de la réalité sans être exhaustif.

Cette influence des États-Unis place ce pays dans une position privilégiée pour longtemps. Les masses de données collectées par les sociétés du numérique constituent aussi un atout concurrentiel dans de très nombreux secteurs de pointe. La technologie du deep learning, utilisée pour produire des intelligences artificielles performantes, est particulièrement consommatrice de données.

La domination américaine sur les données ne concerne pas seulement le domaine économique. Les données collectées par les géants du Web sont également exploitées par les forces de l’ordre et les services de renseignement américains, en vertu d’une législation accommodante qui leur permet d’accéder aux données d’utilisateurs. Y compris à celles d’utilisateurs européens, même si un accord international garantit théoriquement des protections aux internautes résidant en Europe.

Chine : la grande muraille du Web

Autour de ses réseaux nationaux, la Chine a élevé une grande muraille numérique, capable de filtrer quasi tout ce qui entre et sort. En observant les requêtes DNS d’un grand fournisseur d’accès à l’Internet chinois, sur une période de deux jours, plusieurs scientifiques chinois et français ont découvert que cette isolation était loin d’être parfaite, et qu’une part conséquente de l’activité des Chinois sur le Web sortait du pays, en direction des États-Unis.

Deux tiers du trafic restent en Chine

Répartition par pays, en %

Données compilées par J. Su, K. Salamatian, S. Grumbach du laboratoire LISTIC (Université de Savoie), de l’Académie des Sciences de Chine et de Datasphere-Inria

Le DNS (Domain Name System, « système de noms de domaine ») est le système d’aiguillage du Web. Il permet de traduire une adresse Internet lisible par un humain (www.lemonde.fr, par exemple), en une adresse IP (pour « Internet Protocol ») constituée d’une suite de chiffres ou de lettres destinée aux machines. Cet élément est indispensable au fonctionnement du Web. L’examen des requêtes qui lui sont adressées permet de dessiner une carte de l’activité des internautes.

La fuite des « trackers » chinois

La très grande majorité des pages Web embarquent, en plus de leur contenu (texte, photos, vidéos…), des composants publicitaires appelés « trackers ». Ces derniers transmettent des informations concernant les internautes, avec l’objectif de leur adresser des publicités ciblées.

C’est à ce stade que la « grande muraille » numérique chinoise se met à ressembler à une passoire. En effet, 87 % du trafic des trackers publicitaires en provenance de Chine aboutissent aux Etats-Unis contre seulement 3 % qui demeurent à l’intérieur de l’empire du Milieu. Les trackers restant aboutissent au Royaume-Uni et, marginalement, en France et en Allemagne.

La majorité des données des « trackers » partent aux USA

Répartition par pays, en %

Données compilées par J. Su, K. Salamatian, S. Grumbach du laboratoire LISTIC (Université de Savoie), de l’Académie des Sciences de Chine et de Datasphere-Inria

Alors que les trois quarts du trafic vers les pages Web restent à l’intérieur de la Chine, une très grande quantité d’informations sort malgré tout du pays, par le biais de ces trackers publicitaires, et ce, en dépit du filtrage mis en place par les autorités de Pékin.

Comment Pékin construit sa souveraineté numérique

La Chine développe son réseau Internet comme un Intranet pour contrôler l’entrée et la sortie des informations. Elle cherche aussi à se protéger de l’influence américaine, en évitant les câbles sous-marins passant par les États-Unis. Elle développe, par exemple, des câbles terrestres vers l’Europe. Enfin, elle réfléchit à contourner la Russie, en passant par le Sud.

Utilisation des services Internet américains et chinois en Chine, en %

Sources : China Telecom ; International Telecommunication Union; Rostelcom; CB Insight, 2018; We are social ; Cnnic

Circulation des données à travers les trois couches du cyberespace

1 – Le réseau physique

La première couche, base de l’Internet, est celle des infrastructures du réseau composé de câbles, de serveurs, d’ordinateurs, principalement gérés par des entreprises privées. Ces biens matériels sont soumis aux contraintes de la géographie physique et politique. Ces infrastructures étant dépourvues de sécurité intégrée, les données non chiffrées qui circulent via les câbles sont faciles à aspirer.

2 – La circulation de la donnée

La deuxième couche, qualifiée de « logique », est formée de tous les « protocoles » et applications qui permettent à l’information de circuler en petits paquets de l’expéditeur au destinataire. L’architecture globale repose sur le protocole TCP/IP, qui sert de langage commun à tous les ordinateurs et serveurs. D’autres protocoles permettent par exemple un échange entre les différents réseaux de serveurs (autonomous system) pour déterminer la route la plus courte pour faire circuler les paquets d’informations.

3 – Le contenu

La troisième couche est celle du contenu présent sur le Web, c’est-à-dire les informations, les réseaux sociaux, les discussions, et échanges. C’est la couche des utilisateurs, sur laquelle on peut analyser la diffusion d’une information, les groupes qui interagissent entre eux, l’influence et la propagande d’individus, de groupes et de pays…

Sources : « Le Cyberespace, un enjeu de géopolitique majeur », F. Douzet, Inaglobal.fr, 2016; « Le Routage, enjeu de cyberstratégie », entretien avec Kavé Salamatian par Dominique Lacroix, Lemonde.fr, 2012

Infographies :

Mathilde Costil, Sylvie Gittus, Audrey Lagadec, Véronique Malécot et Delphine Papin

Textes :

Martin Untersinger

Dossier réalisé avec l’aide d’Alix Desforges, Frédérick Douzet, Jérémy Robine, Loqman Salamatian, chercheurs de l’Institut français de géopolitique (Université Paris-VIII) et de la Chaire Castex de cyberstratégie (IHEDN), à l’issue du colloque international “cartographie du cyberespace, organisé en mars 2018, et avec l’aide de Kavé Salamatian associé au laboratoire LISTIC de l’Université de Savoie, à Datasphère de l’INRIA et à l’Académie des Sciences de Chine